Enseigner l’histoire et la mémoire de l’esclavage : apports scientifiques, didactiques et ressources locales
Mis à jour le jeudi 15 avril 2021 , par
Fondation pour la mémoire de l’esclavage
Enseigner l’histoire de l’esclavage : enjeux scolaires et mémoriels
Novembre 2020 - Cayenne
1. La place de l’esclavage et les traites négrières dans l’école française.
Benoit Falaize, IGESR, chercheur associé au centre d’histoire de Sciences Po.
La Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage :
- Création en 2019. Présidée par J-M. Ayrault. Elle est reconnue d’utilité publique et reçoit des mécénats privés
- Conseils scientifique pluridisciplinaires et international
Ambition éducative : développer la connaissance et la transmission de l’Histoire ; lutter contre les discriminations, les préjugés, le racisme. - Transmission : exposition itinérante, formations, site internet.
- Partenaire d’institutions culturelles sur l’ensemble du territoire
- Soutien de projet (appel à projet avant le 15 décembre – fonds)
- Partenaire de temps forts : les commémorations (10 mai journée nationale ou locale. Exemple : 10 juin en Guyane)
Comment cette question a été installée dans l’espace scolaire français ? Comment répond-elle à des enjeux ?
Cette question revient dans l’actualité en 1998 (150 ans de l’abolition) : Victor Schoelcher revient dans le paysage, les premières adaptations DROM des programmes scolaires … cette question fait partie des « questions socialement vives » (A. Legardez et A. Simoneaux)
Les « questions socialement vives » sont des questions qui émergent dans l’espace public, en classe, dans la recherche, dans l’historiographie, dans les rectorats, les formations, les associations de professeurs comme l’APHG.
En 2006 un rapport de l’INRP1 montre que les enseignants sont parfois démunis. L’étude porte sur la France hexagonale car l’espace ultramarin a des spécificités locales très différenciées sur ces questions.
Un peu d’histoire …
Une idée reçue : on n’aborde pas ces questions à l’école, voire peut être même une volonté de les masquer.
En réalité on en parle depuis la fin du XIXe siècle.
- « La république a libéré les esclaves » ! C’est une singularité française qui rend la France digne de la gloire des Nations etc.
On se polarise sur la date de 1848, ce qui permet d’exonérer les Français de la période esclavagiste et de la traite. - C’est aussi un argument pour coloniser. L’école française à la fin du XIXe siècle a accompagné la colonisation (rappel des textes de Jean Jaurès -1re période-, Paul Bert ou P.S Brazza)
- Parler aux élèves de 1848 permet de ne pas parler de 1794 et des débats autour de l’universalité des droits de l’Homme.
On met en place un discours sur l’histoire de l’esclavage issu du roman national.
Après 1945 la question évolue dans le débat public, la recherche et l’école. - Une sensibilité nouvelle apparait en lien avec la découverte de l’extermination des juifs (et de leur mise en esclavage – on emploi le même mot)
- 1948 : le centenaire. On voit des initiatives dans les colonies. Par exemple des cérémonies ont lieu à Dakar, en Martinique …peut être en Guyane. Mais aucune trace en métropole.
- Dans les manuels scolaires on étudie la traite dans le cadre du mercantilisme de Colbert. Ces études gomment le rôle des locaux et on voit apparaitre l’idée d’échange « pacotilles » contre esclaves.
- Le premier manuel qui introduit une dimension moral à l’étude de cette question est celui de P.Milza et S.Berstein dans les années 1960 (sans doute lié au contexte de la guerre d’Algérie)
Et dans les pratiques de classe en métropole dans les années 2000, on voit que la dimension civique domine (transmission des valeurs, lutter contre le racisme) mais aussi une volonté restauratrice (redonner une dignité à ceux qui ont souffert). Les années 2000 sont aussi marquées par un débat historiographique fort autour de Olivier Petré-Grenouilleau2 , par la loi Taubira3 et la création du CRAN4.
Quelles sont les difficultés ?
- La formation des maitres 1er et 2nd degré. Faible maitrise des contenus scientifiques et des enjeux historiographiques. Le contexte politique, le débat public sème le doute.
- Question de lexique. Il existe des impensés. Par exemple comme noir=esclave, on ne peut pas imaginer que des noirs aient vendus des esclaves. Les analogies ou anachronisme douteux laissent des ambiguïtés dans la tête des élèves.
- Dans les manuels, la place accordée à la question de l’esclavage est plus grande (nombre de document, espace, séquence temps). Avant même les évolutions de programme et la loi Taubira, on voit que les éditeurs ont anticipé.
- En 2002, la question apparait dans les programmes scolaires dans le cadre de l’étude des groupes sociaux dans la ligne des études comme celles de P. Joutard5 sur les camisards ou de J. Hébrard sur l’esclavage au Brésil6. On étudie donc les noirs, les femmes …
En 2012/2014 une enquête est faite avec l’université de Lyon II. Plus de 5000 élèves (France métropolitaine, Réunion, Allemagne) répondent à la consigne « raconte l’histoire de ton pays ».
• Dans le 1er degré seuls les élèves réunionnais parlent du passé esclavagiste (histoire tragique mais libération et île multiculturelle). Aucun élève de la métropole n’évoque la question. Le mot esclave est associé à romain, serf, Algérie et femme.
• Dans le 2e degré, l’abolition de 1848 apparait mais on semble toujours dans la logique des années 1950.
Actuellement l’analyse des programmes et des manuels scolaires montre :
• Les programmes adaptés DROM sont les plus proches des dynamiques scientifiques actuels.
• Les programmes des lycées professionnels abordent les questions esclavages et traites de manière les plus innovantes
• On note une absence de réflexion sur St Domingue/Haïti et Toussaint Louverture mais aussi sur l’universalité des idéaux républicains. Cette première décolonisation est un impensé en France.
Conclusion : alors aujourd’hui qu’est-ce qu’on fait ?
- Cela pose la question du récit de la Nation : quel récit commun voulons nous donner ? Nous dans sa pluralité. Il n’est pas questions que les DROM s’en charge seuls. Qu’en est-il des pratiques réelles ? de la formation de enseignants ?
- Loin des concurrences mémorielles, il faut rendre compte des différents évènements mémoriels dans un soucis de cohésion sociale. Il faut être capable de transmettre la complexité. C’est une exigence intellectuelle.
- Qu’attendre de l’école ? Des démarches didactiques, la mutualisation, s’appuyer sur ce qui marche. Ne rien lâcher sur l’humanisme critique. C’est-à-dire qu’il faut trouver une distance, avoir une démarche scientifique. La pédagogie de projet est tout à fait adaptée.
- Se souvenir que ce n’est pas l’histoire d’aujourd’hui. On est sur des enjeux de mémoire. Nous sommes comptables de raconter mais nous ne sommes pas des victimes. On peut répondre à la quête identitaire de l’élève en racontant, en incarnant, mais en même temps en mettant à distance.
1 Benoît Falaize, Sébastien Ledoux, L’enseignement de l’esclavage, des traites, et de leurs abolitions, dans l’espace scolaire hexagonal, INRP rapport de recherche 2006-2010, disponible sur http://www.eurescl.eu/pe0984/web/donnees/texte/0_7.pdf
2 2005. https://www.lemonde.fr/livres/article/2014/07/03/olivier-grenouilleau-l-artisan-historien_4449659_3260.html
3 2001
4 Conseil représentatif des associations noires de France, fondé en 2005.
5 P. Joutard, Les camisards, 1976
6 J. Hébrard , Brésil quatre siècles d’esclavage, 2012
2. La mémoire de l’esclavage et du marronnage dans l’espace public guyanais.
Thierry Nicolas, Maitre de conférences en géographie (laboratoire MINEA, université de Guyane), directeur adjoint de l’INSPE.
Cette question a été traité aux Antilles, à la Réunion et en Guyane. Quelle est la transcription dans l’espace public avec des traces matérielles de cette mémoire ? Quels sont les lieux de mémoire en Guyane ? Quels sont les éléments du paysage qui permettent de comprendre le lien entre les guyanais et leur histoire ? Quelle est la place du marronage ? Quelle est la réception de ces monuments par les guyanais ?
Les lieux de mémoires de l’esclavage.
On observe 3 phases
• Fin XIXe et début XXe siècle : mise en place de statues et stèles en l’honneur des abolitionnistes.
- La statue de V. Schoelcher à Cayenne (1896 Barrias et Leblanc). Elle montre la reconnaissance des habitants envers leurs libérateurs. Schoelcher a donné le droit de vote, il a milité pour l’instruction … On est dans une politique d’assimilation de la colonie envers la métropole. La statue de Cayenne précède celle de la Martinique.
- Anne Marie Javouhey à Mana. Stèle érigée dans une vision qui l’associe à l’abolition grâce à la mise en place du village expérimental des noirs libérés de Mana. Elle a aussi donné son nom à un quartier et à un établissement scolaire sur la commune.
Dans cette période, deux institutions sont mises à l’honneur : la république et la religion catholique.
• 1948 : centenaire de l’abolition.
Une stèle (surmontée d’un crucifix) est installé à côté de la cathédrale à Cayenne. On commémore ici l’émancipation. Les figures abolitionnistes ne sont plus au premier plan mais n’ont pas disparues.
Par exemple G. Monnerville milite pour le transfert des cendre de V. Schoelcher au Panthéon.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, il n’y a pas de création de lieux de mémoire. Avec la départementalisation, on est dans le processus d’assimilation.
• Pour les 150 ans de l’abolition, on voit fleurir des lieux de mémoires en Guadeloupe et en Martinique, mais aucun en Guyane. En Guyane, ce sera pour les 160 ans en 2008 : - les marrons libérés à Remire-Montjoly (statue de Filman)
- Les chaines brisées à Cayenne 2011
- Le monument de la place du coq (ancienne place du marché aux esclaves) en 2015
- Les 42 totems du jardin botanique qui regroupe les noms des esclaves affranchis en 1848 (13000 noms recensés)
Cette fois il n’y a pas de figures particulières, plutôt des thèmes qui sont développés
La mémoire du marronnage sur le plateau des Guyanes
Cette mémoire est une dynamique récente en Guyane. Il existe à Saint-Laurent, une place des sociétés marronnes, en face de la Charbonnière. Paradoxalement cette mémoire est plus présente dans les DROM insulaires.
Aux Antilles le marron est un homme valeureux (statues du Diamant en Martinique), qui est l’objet de cérémonies (Mafate à la Réunion). Il est également très présent au Surinam, à Paramaribo ou sur le fleuve Maroni (statue Saramaka). Les Djukas commémorent le 10 octobre 1760 (traité)
La réception publique de ces lieux de mémoires.
Ils font débat et sont même l’objet de dégradation :
- En 2017 , les « chaines brisées » sont incendiées
- En 2020, la statues de Schoelcher est déboulonnée (conséquence du 22 Mai en Martinique et de la vague de déboulonnage de statues à l’échelle mondiale). Cependant il y a avait déjà eu des dégradations sur cette statue : en mars/avril 2017 (pendant et à la suite des manifestations), en juillet 2019 la statue est souillée de sang et tient une seringue (lien avec épidémie de Covid ?)
Les revendications et justifications sont de plusieurs ordres : - paternalisme de la statue (V. Schoelcher tient le jeune esclave par l’épaule),
- la référence à la franc-maçonnerie de V. Schoelcher,
- V. Schoelcher est visé comme abolitionniste, colonialiste et figure de l’assimilation
- indépendantisme (la Guyane est toujours en situation coloniale),
- l’éducation nationale ne donne pas les clefs pour comprendre notre histoire…
En Guyane pas de revendications officielles comme en Martinique où les « rouge, jaunes, verts » revendiquent leur indépendantisme et pan africanisme.
Certains condamnent au nom de l’idée qu’il faut connaitre et assumer son histoire dans son entièreté.
Il y a aussi un mouvement pour débaptiser les noms de rues, ce n’est pas une demande nouvelle puisqu’elle était déjà présente dans le roman Atipa.
Conclusion.
Il est intéressant de voir comment ces monuments sont passés au fil des siècle de l’adoration à la condamnation. Dans le paysage guyanais, les statues et monuments se placent aussi dans une perspective plus large avec la mise en valeur commémorative des ronds-points (exemple : le poing levé de Kourou – mars 2017)
3. Enseigner le vivre ensemble à travers les mémoires de l’esclavage : réflexion autour des marronnages.
Tristan Bellardie, Responsable de la licence professionnelle Patrimoine, université de Guyane, chercheur associé au laboratoire MINEA (université de Guyane)
Introduction
On se place à la fois dans une dynamique de refondation historique et contribution au mieux vivre ensemble :
• En tant qu’enseignant comment jouer ce rôle ?
• Comment s’y sentir légitime ?
• Avec quels outils faire face à la diffusion des informations ?
4 points sont à prendre en compte :
• Ces questions sont enseignées en 4e et 2nde. Les jeunes concernés sont en construction, à fleur de peau sur les questions liées à l’injustice. Cela peut devenir vite polémique.
• Le corps enseignant est souvent jeune, non titulaire (surtout à l’Ouest) et peu sont originaire de Guyane. Les professeurs ont donc du mal à s’approprier le programme et ont l’impression de ne pas être légitime.
• Emergence identitaire : Il peut y avoir des tensions entre élèves d’origines différentes (ex Boni/Djuka dans l’Ouest). Les enseignants tentés par l’autocensure.
• Insuffisance de la formation pour s’emparer du sujet. La formation universitaire est insuffisante. Les formations en histoire locale pallient en partie, ainsi que les ouvrages locaux (APHG, Concours Jeunes Historiens …)
Le marronnage
Peu de source écrite. La transmission est orale. Il faut donc tenir compte d’une double problématique : c’est une histoire plurielle et une mémoire incertaine, fragile. Sans compter que l’assimilation a parfois mis en place une injonction d’oublier.
Le marronnage est souvent une sorte de geste (ses héros, ses faits ..)
Il y a eu deux situations de marronnage :
• Le marronnage comme celui de la Montagne de Plomb qui a regroupé une centaine de personnes de 1720 à 1750 environ. On connait grâce à des sources écrites : Carte de 1762 et récit d’un marron capturé. C’est une exception en Guyane, le seul exemple au XVIIIe siècle. Sur la carte on voit les différents villages et l’organisation derrière Tonnegrande.
Des révoltes et du marronnage existe, en particulier après 1802 comme un refus de réintégrer le système esclavagiste. Il est plus nombreux au XIXe siècle car le nombre d’esclaves augmente.
• Le marronnage issu du Surinam marque l’Ouest guyanais.
Initié dès la fin du XVIIe siècle (1674 – Est du Surinam, sur la rivière Saramaka). Le phénomène augmente après 1712 lorsque que l’amiral Cassard prend Paramaribo. En effet, il demande une rançon calculée sur les richesses des plantations. Comme les esclaves font partie des richesses, les propriétaires leur demandent de partir. Ils ne reviennent pas !
Naissance du groupe des Djukas.
Dans les années 1730 la répression des hollandais est très forte (tortures, exécutions) : le marronnage augmente. Une opposition entre les groupes Djukas et Saramaka.
Au milieu du XVIIIe siècle les affrontements entre marrons et autorités hollandaises aboutit à un cas unique dans l’histoire : le traité de 1760 qui reconnait la liberté des marrons et leur vie autonome sur le territoire. En 1762, même traité avec les Saramakas.
Le marronnage continue sur le littoral du Surinam (plus grande concentration de plantations) le long de la rivière Cottica. Le chef Boni poursuivi part et passe en Guyane française entre Saint-Laurent et Apatou.
On a donc sur le Maroni un marronnage sur un territoire où il n’y a pas de plantation.
Les bonis ne seront jamais repris par les hollandais.
Abolition de l’esclavage au Surinam en 1863.
Il y a donc une opposition entre deux mémoires : abolition de l’esclavage et marronnage. On voit même une captation de l’héritage marron surinamais par l’héritage marron guyanais (par exemple des écrits – non universitaires – qui font de Boni un guyanais)
Conclusion
Il faudrait que la recherche s’empare de cette question et ait un point de vue sur ces identités multiples autour des résistances créoles, businenges, amérindiennes… la révolution haïtienne ou les révoltes brésiliennes (origine de nos élèves) .
Les communautés de nos élèves auraient tout intérêt à partager ces mémoires, plutôt qu’à les opposer. Cela fait aussi écho à l’actualité récente : pour déconstruire la violence sociétale et former les jeunes pour un meilleur vivre ensemble.
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